Le mariage de In'ce et Albine

Mimi* Jeu 5 Juil - 21:58

"

Qu'est-ce qui fait que ce mariage n'est pas un mariage comme les autres ?

Il y a peu de gens

Et ce ne sont pas des gens, juste une poignée d'amis des mariés une vingtaine

Tous de la même génération. Du même âge pratiquement
C'est étrange déjà en cela mais ce n'est pas tout, nous sommes vêtus comme d'habitude ; notre tranche d'âge affiche de ne pas s'endimancher pour le mariage d'un de ses potes. Le joyeux désordre des générations gênées aux entournures par des habits tout neufs, surveillés par les ménagères déguisées, cette espèce de gêne amidonnée d'avant le "Oui", n'existe pas ici.
Ici le moment est paisible.
Nous devisons entre nous dehors dans la cour sous les manguiers.
In'ce et Albine sortent et nous sourient depuis la véranda ; avec un air vaguement absent.
Ils nous invitent d'un signe de la main à les suivre
Tous nous nous dirigeons vers l'église à deux pas de là
In'ce et Albine sont devant
Avec la mère d'Albine
Alors personne n'ose s'approcher d'eux, ils parlent bas tous les trois
d'ailleurs ils ne parlent pas

Dans l'église chacun se place, les mariés devant, la mère d'Albine derrière eux
La mère d'In'ce est au dernier rang derrière tout le monde
Elle a envie d'être heureuse car c'est le mariage de son fils unique ; mais tout la rend perplexe.
Le mariage résonne gravement dans la petite église . Les paroles sont dépourvues d'émotion, le moment est froid, calme, déterminé Aimant.

Ce qui rend ce mariage différent des autres c'est que c'est celui d'un jeune homme et d'une jeune fille. Ce n'est pas comme d'habitude un mariage qui appartient au père et à la mère, de ces mariages où les géniteurs envoient leur émotion de tous côtés comme des poignées de confettis.D'habitude, les mariages sont une journée que les enfants offrent en apothéose à leurs parents avant de quitter la maison pour toujours.
Ici, ces deux-là ont gardé cette journée pour eux. Ce n'est pas la dernière journée de leur enfance mais la première de leur vie commune.
Ce n'est pas qu'ils l'aient voulu comme cela, c'est que les parents ont refusé ce don de leurs enfants.
Les parents de la jeune fille.
Et si la mère est là ce n'est pas pour la joie c'est pour aller même dans la douleur jusqu'au bout de sa responsabilité de mère.
Là évidemment, pour ceux qui sont là, il est difficile de comprendre la raison de cette attitude.
Ceux qui sont là connaissent In'ce depuis si longtemps. Ils ont grandi ensemble, ils sont allés à l'école, puis au lycée ils se sont pris d'amitié ensemble pour Platon.
Qui se rappelle parmi nous que In'ce est noir ?
Lui-même ne le sait pas, et pour cause ! sa mère l'a tellement adulé cet enfant unique ; elle ne le sait pas elle non plus qu'ils sont noirs. Pour elle il est le soleil et pour lui elle est sa maman.

Il y a trois ans, In'ce avait rencontré le père d'Albine. Ils s'intéressaient aux mêmes réunions politiques clandestines. Gauchistes. On y discute de la conditions des Noirs, de leur émancipation du joug des Blancs.
L'homme blanc avait des idées audacieuses, révolutionnaires, généreuses. Mais attention, laïques !
In'ce, ce Noir intellectuel !
Il l'avait ramené à la maison pour refaire le Monde.
Refaire le Monde avec un Noir intellectuel et une bière dans un pays colonial ! c'était...

Au début quand Albine avait senti le regard de In'ce, elle en avait été humiliée.
" Mais alors qu'est-ce que je suis donc pour qu'un Noir se permette de ... pour qu'un Noir me ... "
Elle n'arrivait même pas à se dire les mots. Elle ne voulait pas même que les mots risquent d'être un pont entre ce corps noir et le sien. A la maison on avait toujours parlé des Noirs en enseignant aux enfants que c'étaient des humains comme eux, qu'ils étaient eux et eux égaux. Les civilisations étaient sans doute différentes mais dignes de respect. Là où on aurait rencontré n'importe quel Blanc sans y faire attention, on accentuait la politesse si c'était un Noir. En fait on était mal à l'aise de se sentir supérieur.

Albine n'avait pas été la seule à avoir remarqué le regard d'In'ce. Très vite le père n'avait plus ramené le jeune homme et la mère avait eu une conversation avec sa fille. Sur le mode insignifiant, comme si on n'était pas soi-même concernés mais d'autres dans le pays.
L'aînée voulait s'assurer que sa fille était à l'abri de toute marginalisation, qu'eux-mêmes étaient à l'abri de la honte.
Elle parlait donc, mine de rien, de mariages mixtes.
La plus jeune découvrait l'espace entre l'humanisme de ses parents et leur soumission aux préjugés communément répandus ici. Et ce n'était pas même au nom d'arguments estimables. Non. Aux abois et prenant conscience de leur imprudence passée, ils donnaient libre cours à la répulsion du colonisateur.
" Mais enfin Maman, vous avez peur de quoi ? Qu'ils déteignent ?"
Albine ironisait pour faire face à son désarroi. Elle n'était pas impliquée dans le discours de sa mère mais elle était interloquée par la découverte des contradictions parentales. Alors ils n'étaient pas des gens extraordinaires ? Elle non plus elle n'était pas extraordinaire ? Alors ils étaient une famille de gens ordinaires ? Et elle ne voyait aucun moyen que ce soit autrement. Pour eux, comme pour tous les gens ordinaires, entre l'homme blanc et l'homme noir c'était comme entre de l'eau propre et de l'eau sale.

Le papa d'In'ce était mort. Un prêtre avait demandé à sa maman si elle pouvait s'occuper de son presbytère. Depuis qu'il était né, In'ce était l'astre qui éclairait toutes choses dans leminuscule logement de sa mère. Puis cette lumière avait débordé dans le village. Il avait toujours été aimé. Lui-même aimait facilement et tous ceux qu'il avait aimés le lui avait bien rendu. Sa couleur n'avait pas eu le temps de le faire souffrir.
Pour la première fois il entrevoyait quelque chose qui sortait de lui comme une lèpre. Dont il n'était pas responsable. Il se regardait. Son corps était bien sain, ses muscles bien durs, il était un bel homme. Se pouvait-il qu'il faille vraiment prendre au sérieux cette histoire de couleur ?
Il ne perdait pas de vue Albine. Il s'arrangeait pour la rencontrer.
Elle s'arrangeait pour l'éviter ; jusqu'à ce que ce soit le contraire.

Il y avait un jeune couple de fonctionnaires arrivés de France depuis peu. Ils étaient invités chez Albine avec d'autres Français et aussi des voisins. On prenait l'apéritif pendant que le barbecue fumait sous les brochettes. La jeune femme fonctionnaire, sans être jolie, avait une assurance, une intelligence, qui impressionnait la compagnie. Une autorité tranquille et sympathique. Elle raconta comment ses enfants, revenant d'une promenade, lui avaient annoncé un invité à dîner, une personne qui les avait guidés très aimablement en ville. Et ce soir-là elle avait vu arriver un Noir superbe, très beau, avec lequel ils avaient passé une très agréable soirée.
Pour Albine, la surprise était totale ! Une femme ! Jeune ! Sympathique ! Intelligente ! Normale !
pouvait trouver un Noir très beau et sa compagnie très agréable. Elle s'attendait à une réprobation quelconque des invités mais rien ne vint. Elle se mit à considérer ce problème sous ce drôle de jour. Elle repensa à In'ce et sut qu'elle avait vu qu'il était beau lui aussi. Mais c'est de ce soir-là seulement qu'elle se permit de le savoir. Et alors seulement elle put ne pas se sentir abîmée par ce savoir.
L'interdit de régression est le seul bagage incontournable avec lequel la France avait laissé ses enfants partir pour l'aventure coloniale. La crainte de la régression est si incrustée au coeur des coloniaux que leurs enfants naissent avec, sans soupçonner, qu'ils peuvent remettre en cause cet héritage maintenant que que les temps ont changé.
La puissance de cet interdit est si féroce qu'ils se sentiraient en un danger aussi effroyable que celui du cosmonaute éjecté hors du vaisseau spatial en plein cosmos s'ils le transgressaient.
Il y a amalgame pour le colonisateur entre cette nature et ses indigènes. Il y a danger pour le colonisateur d'être absorbé par cette nature, or il est là pour l'organiser, pour en être le maître.
Pour les générations suivantes, l'amalgame se fait toujours entre la nature et ses indigènes. Mais la nature est devenue matrice, maman. Laisser les indigènes devenir "comme nous" c'est perdre sa maman, c'est devenir orphelin.

Aucune crainte ni de régression, ni de perte d'identité chez ce jeune couple de fonctionnaires. La liberté de penser de ces deux personnes au sujet des Noirs était très étrange pour Albine. Tous deux avaient avec les Noirs un regard propre de toute réticence ; un langage émancipé des préjugés d'ici.
Albine était fascinée par cette nouvelle perception des Êtres. Mais elle était gênée quand elle rencontrait des Noirs chez eux car dans cette maison elle perdait ses repères, elle ne retrouvait pas cette hiérarchie inconsciente à laquelle elle était habituée, elle ne savait plus trop comment elle devait se conduire.
La curiosité, le besoin de comprendre, le plaisir qu'elle trouvait dans l'éclatement de ses bornes étroites, la liberté qui s'emparait d'elle petit à petit et le bonheur de sa découverte !
Elle se demandait comment ses parents, les voisins, les commerçants, les ... comment le monde entier pouvait les voir comme ils les voyaient, comment il était si difficile de VOIR ces hommes et ces femmes, par quel sortilège cette humanité-là n'était pas évidence, par quel maléfice à nous jeté , la beauté des autres races nous reste dérobée ?
Il fallut deux ans pour que tout ce travail se fit en elle et qu'enfin elle sut que maintenant elle était assez forte pour aimer In'ce. Et pour l'épouser. Contre tous ? Évidemment.

Mais In'ce maintenant avait peur. Pourquoi le voulait-elle maintenant quand elle le méprisait auparavant ? Était - elle sage ou le prenait-elle parce qu'elle n'avait pas d'autres amoureux ?
S'il pouvait être sûr que c'est lui qu'elle aime . Il aurait voulu qu'elle ait d'autres
prétendants et que ce soit lui qu'elle choisisse. Mais il était le seul. Comment savoir ? Et si cette fille n'avait pas d'orgueil ? Ni l'orgueil d'elle , ni l'orgueil de lui ? Il avait peur maintenant. Pour quelqu'un de blanc, épouser quelqu'un de noir c'est le signe d'une défaite reconnue et acceptée, une incapacité de vivre avec les siens, de s'adapter et de faire face aux exigences de sa propre race. Une capitulation. In'ce redoutait de représenter pour quelqu'un une capitulation quelconque alors qu'il était au début de sa vie, plein de projets et d'énergie pour l'avenir. Il redoutait d'épouser un poids mort, il redoutait de se laisser influencer par l'image qu'elle pouvait avoir de lui. Et même si ce n'était pas le cas, même si cette fille l'épousait par amour et qu'elle était dans les mêmes dispositions de vitalité que lui, elle devrait nécessairement faire de lui, vis à vis des siens, un combat, une provocation, un défi. Il ne lui était pas venu à l'idée qu'il devait vivre comme le défi de quelqu'un d'autre ; il voulait vivre à son propre compte, il ne voulait pas être une image ni un symbole. Il voulait vivre comme n'importe qui. simplement il n'était pas n'importe qui. a vingt ans dans les colonies, quand on est Noir, qu'on veut agir dans les affaires des adultes, on s'aperçoit qu'il y a les adultes et les Noirs. Et que le défi quand on est intelligent,dynamique, entreprenant, sera avant tout personnel et aussi nécessaire que la respiration. Il n'y aura pas le choix d'être ou de ne pas être un symbole. Parce que tout est encore à inventer, s'il veut être différent, Noir, et pourtant pareil, Homme, il devient un symbole.

Cette église vide aujourd'hui jour de leur union !
Albine lui rit en pleine figure ! C'est le mariage le plus marrant et le plus beau qu'elle ait jamais vu ! Surtout quand elle se rappelle ce dont elle avait rêvé !!!

Nous, leurs amis, nous sommes impressionnés. Nous sentons qu'Albine a brisé des chaînes. Nous, nous sommes comme son père, intellectuellement nous sommes libres des préjugés mais ils ont encore une emprise sur nos vies et la décision de nous en défaire ne nous appartient pas car consciemment et de bon coeur nous avons pris il y a longtemps cette décision. Peut-être devrons-nous attendre que les Noirs retrouvent eux-mêmes leur liberté vis à vis de nous pour que nous retrouvions la nôtre vis à vis d'eux, et la direction de l'avenir. Peut-être qu'ils seront alors plein de ressentiments et qu'ils n'auront que faire de nous et de ce que nous deviendrons. Peut-être qu'ils seront intelligents pour deux et qu'elle sera belle la liberté qu'ils nous rendront, confisquée jadis par l'histoire.

M.T.B

Mimi* Ven 6 Juil - 14:41

Encore un beau récit... Smack!

Encore l'occasion de laisser s'envoler l'imaginaire loin... très loin.... $J\'en rougis$ Bonne lecture à vous..... $J\'en rougis$ $J\'en rougis$ $J\'en rougis$

solaire Lun 23 Juil - 15:24

sage enseignement que ce texte ma Mimi

Mille merci et bisousssssss

Mimi* Lun 23 Juil - 18:20

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